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Les représentations de l’eau dans le monde

En premier lieu, il paraît clair qu’une gestion moderne et efficace de l’eau ne peut se faire sans les usagers.

C’est une évidence, et l’on s’étonne de le découvrir aujourd’hui seulement, car la mobilisation de la ressource et son utilisation est nécessaire pour leurs besoins et ceux de leurs activités.

Elle les concerne aussi pour assurer la qualité d’une vie dans une nature préservée.

Les décideurs et leurs experts devraient donc être à leur écoute et connaître leur comportement vis-à-vis de l’eau pour pouvoir les associer utilement à une gestion commune et à une bonne gouvernance.

L’importance, pour la future gestion de l’eau, d’une analyse des représentations de l’eau, part de ce constat : les représentations  jouent souvent un rôle plus important que les caractéristiques objectives d’une situation dans les comportements adoptés par les individus ou les groupes.

A titre d’exemple, l’Académie a commandité à un laboratoire de Psychologie environnementale une première enquête dans quatre villes françaises et six villes étrangères : Osaka, Jakarta, Ouagadougou, Madrid, Munich et Brasilia.

Parmi les résultats des enquêtes réalisées dans les villes citées, on avait noté l’importance de l’impact culturel sur trois types de comportements : comportements d’économie de l’eau, comportements de filtrage de l’eau, et consommation d’eau en bouteille pour la boisson quotidienne. Par ailleurs on avait observé l’impact de la connaissance des réseaux d’approvisionnement et d’assainissement sur la perception du cycle de l’eau et par-là, sur l’engagement pro-environnemental des citoyens.

Les comportements d’économie.

Faire des économies d’eau ne paraît pas systématiquement lié à l’abondance ou à la pénurie de la ressource. Les comportements d’économie paraissent diversifiés en fonction des valeurs de référence (rapport à l’environnement, valeurs éthiques et solidarité) et l’évaluation des performances du service public.

Ainsi, on fait des économies d’eau à Osaka et à Ouagadougou en fonction de la perception d’une ressource limitée et épuisable ; on fait également des économies d’eau à Munich dans une perspective de préservation de la ressource pour les générations futures et à Madrid pour répondre à une situation considérée comme récente et ponctuelle. Les comportements d’économie paraissent modulés en fonction des valeurs de référence et de l’évaluation des performances du service public. A Ouagadougou, on pense qu’il suffirait d’améliorer la gestion quantitative de la ressource pour lutter conte la pénurie, mais en même temps on « jette les eaux usées » sans envisager l’éventualité de leur recyclage.

Les comportements de filtrage de l’eau :

Ils apparaissent fondés sur des critères plus culturels qu’objectifs : si les traditions et les pratiques anciennes japonaises et indonésiennes en font une habitude, à Osaka l’installation de filtres individuels répond à une perception négative de la qualité de l’eau, tandis qu’à Jakarta, faire bouillir l’eau s’apparente plus à un rituel qu’à une recherche d’efficacité sanitaire. A Brasilia, filtrer l’eau est une habitude sans relation à la qualité de l’eau. L’eau excellente de Munich et Madrid exclut le recours à des filtres. C’est parce que l’eau du robinet est considérée comme « évidemment » potable, qu’à Ouagadougou elle ne donne lieu à aucune mesure particulière, si ce n’est son stockage.

Dans l’ensemble des échantillons enquêtés, la consommation d’eau en bouteille apparaît plus comme un standard social que comme une réponse de défiance vis-à-vis de la qualité de l’eau. A Osaka, elle n’est qu’un moyen parmi tant d’autres de ne pas consommer l’eau courante ; à Munich, elle fait partie de plaisirs traditionnels. On n’en boit pas à Madrid parce que ce n’est pas l’usage ; à Ouagadougou et Jakarta, la consommation d’eau en bouteille est récente et réservée à la fraction privilégiée de la société.

La perception des réseaux

Les connaissances que la population a des réseaux d’approvisionnement et d’assainissement des eaux influencent l’engagement pro-environnemental des citoyens. La perception des réseaux, selon qu’ils existent ou non, selon qu’ils sont très développés ou présentent encore des insuffisances (le plus souvent sur le plan de l’assainissement), semble jouer un rôle dans la vision du circuit de l’eau. Si l’état d’avancement des réseaux est faible ou inexistant,  la perception du circuit de l’eau se traduira par une vision ponctuelle et très localisée des problèmes. Au contraire, sur les sites où les réseaux sont développés, la perception du circuit de l’eau se manifestera par une prise en compte des problèmes de pollution et de pénurie sur une échelle globale.

De plus, la perception des réseaux peut être biaisée du fait de leur caractère caché et souterrain, ce qui constitue un  frein à la prise de conscience.

A Osaka, on relève une attitude d’engagement pro-environnemental généralisée ; la population sait qu’elle utilise une eau recyclée, déjà utilisée par les habitants de Kyoto. Les individus adoptent des comportements de protection de la ressource à partir de l’idée que l’eau utilisée leur « revient toujours, sous une forme ou sous une autre » et que, par conséquent, il est de leur responsabilité de ne pas la gaspiller ou la polluer. La connaissance claire et l’appréciation exacte des difficultés pour modifier les comportements à l’origine de la pollution expliquent l’attitude pessimiste face à l’évolution de la ressource en eau.

La population japonaise est particulièrement informée et sensibilisée aux problèmes de l’eau et de l’environnement, tant en fonction de ses activités professionnelles que par suite d’évènements récents accidentels qui ont profondément marqué la perception de l’environnement. On est frappé au Japon par le niveau d’information et de culture des interlocuteurs rencontrés, connaissances locales ou informations générales ; l’échantillon se caractérise aussi par son sens de l’intérêt collectif et du rôle que peut jouer l’individu par ses actions personnelles, son sens critique aiguisé et son niveau d’exigence élevé.

Les représentations : définitions et fonctions

Notre univers est peuplé de représentations. Elles nous servent d’abord à décrypter les évènements, à domestiquer l’étranger, à classer les faits nouveaux dans des catégories connues.

Elles ne sont pas que cela. Elles sont aussi les guides pour l’action et nous servent à imaginer, planifier et communiquer : comment manger, choisir ses repas sans des représentations de ce qui est comestible et de ce qui ne l’est pas ? Comment travailler sans cadres de recherches communs ni représentations communes qui permettent de s’entendre et de structurer nos actions ?

Ces représentations sont modelées par nos processus cérébraux mais aussi forgées par la société. Les représentations ne sont pas que des images de la réalité ; elles véhiculent de véritables petits modes d’emploi du monde (Sciences Humaines n°128, juin 2002).

Les représentations répondent à quatre fonctions :

  •  une fonction cognitive (nommer c’est déjà représenter),
  •  une fonction identitaire (les différents groupes se reconnaissent à travers les mêmes représentations),
  •  une fonction d’orientation des comportements (sans qu’il soit toutefois possible de prédire automatiquement les comportements en fonction des représentations), et
  •  une fonction a posteriori de justification des comportements.

Nos représentations de l’eau sont ainsi à la fois une abstraction et une synthèse réalisées à partir des expériences vécues, des perceptions répétées et des déplacements opérés. C’est une représentation discontinue, imprécise et incomplète, non véridique, qui s’appuie sur une information partielle. Elle s’est construite chez chacun de nous à partir d’avènements, de perceptions et de connaissances accumulées depuis l’enfance

L’importance, pour la future gestion de l’eau, d’une analyse des représentations de l’eau, part de ce constat : les représentations jouent souvent un rôle plus important que les caractéristiques objectives d’une situation dans les comportements adoptés par les individus ou les groupes.

Une des caractéristiques des représentations est leur force de résistance au changement du fait de leur triple ancrage : émotionnel et affectif, cognitif et institutionnel ; l’inertie de la représentation permet ainsi de saisir le décalage qui s’est opéré entre les représentations actuelles de l’eau et les caractéristiques nouvelles de la ressource, liées à la modification récente des contextes sociaux et environnementaux : pollution, augmentation de la densité de l’habitat, modification des modes d’habiter, dégradation visible de l’eau, etc.

C’est ce décalage entre la représentation de l’eau et les comportements actuels que peut sans doute apporter des éclaircissements sur les contradictions apparentes relevées dans les différentes cultures, mettant en évidence, dans la population, une connaissance fine de la fragilité de la ressource en eau mais un refus d’en tenir comptes dans des comportements quotidiens, des modes d’habiter, de nouvelles appropriations du territoire en raison d’une représentation aujourd’hui obsolète, d’une eau « don de dieu », « facilement régénérée », « abondante », « inépuisable », l’eau des temps anciens, l’eau biblique qui jaillit toute pure, sous le bâton de Moïse pour désaltérer les Hébreux, etc.

Auteurs: Bernadette de Vanssay, Jean-Louis Oliver, François Valiron

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