L’eau et l’éthique: ce qu’enseigne l’Histoire
L’Eau et l’Éthique : ce qu’enseigne l’Histoire
par Jean-Louis OLIVER,
Secrétaire Général de l’Académie de l’Eau
Membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer
1. Le Langage, l’Éthique…
Véritable sédiment culturel, le langage s’explique, avant tout, par l’histoire.
Ainsi, en français, le mot « éthique », nom commun ou adjectif qualitatif, doit-il son étymologie au grec ancien. Sa racine « ethos » signifie « coutume, usage, habitude », d’après le célèbre Dictionnaire d’Anatole Bailly.
Car le langage d’essence cognitive est un matériel intellectuel dont nous avons hérité de nos ascendants des siècles précédents. Chacun y apporte de légers changements qu’il ne transmet pas tous, et laisse perdre certains éléments antérieurs. L’ensemble des individus de chaque génération, dans un milieu donné, réalise un corpus de transformations infimes qui, à long terme, marquent une évolution du langage, du vocabulaire et du sens même de certains mots.
Multiples sont les facteurs qui ont présidé à ces transformations : ils sont à la fois d’ordre ethnique, d’ordre socio-économique et d’ordre culturel ou psychologique.
Ainsi, à partir du grec puis du latin, notamment sous l’influence de la scholastique puis du cartésianisme, la langue française est devenue un instrument de communication imprégné de logique et d’abstraction, sans pour autant avoir perdu ses qualités expressives et affectives.
Ainsi le sens originel du mot « éthique », que l’on tend à utiliser beaucoup actuellement, a-t-il quelque peu évolué lui aussi : aujourd’hui, il s’est rapproché de celui de « morale » avec laquelle on le confond fréquemment avec lequel il est parfois difficile de le distinguer.
Or la morale se voudrait générale, universelle, applicable en tous lieux et en tous temps. L’éthique, au contraire, au plus près de son étymologie, dépend des circonstances de lieu et de temps : elle est tributaire d’un site donné où elle est liée à un territoire et à la communauté qui y vit.
… et l’Eau
De ce point de vue, la notion d’éthique présente de grandes analogies avec l’eau dont les caractéristiques et la gestion sont elles aussi étroitement liées aux conditions locales, à la fois géographiques, historiques, socio-économiques et culturelles.
En effet, dès que les hommes vivent ensemble, les deux premières choses qui les relient et les solidarisent au quotidien, sont le langage (intellectuellement) et l’eau (matériellement) ; puis, après une période de troc, vient la création d’une monnaie qui elle aussi « irrigue » la société en facilitant les échanges de toutes sortes.
De fait, en raison de ses qualités physiques, chimiques et biologiques exceptionnelles, l’eau joue un rôle essentiel dans la Nature, dans l’existence de toutes les espèces vivantes et dans l’exercice des diverses activités humaines.
Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, rien n’est en effet plus indispensable à l’homme que l’eau. C’est elle la composante principale aussi bien de la surface de la terre que de notre propre corps. Si l’on peut, certes, souffrir de manquer en matière d’énergie, de transport, de logement, même de nourriture, on ne peut guère survivre au-delà de quelques heures sans eau.
2. Une ressource précieuse
Or cette eau est très inégalement répartie dans l’espace et dans le temps ; ce qui pose d’abord des problèmes quantitatifs de mobilisation, de stockage voire de protection en cas d’excès, et de répartition équilibrée de cette ressource vitale entre les populations intéressées, selon les territoires et selon les époques.
De plus la plupart des utilisations de l’eau ont des incidences sur sa disponibilité et la qualité ultérieure de la ressource pour les autres usagers concernés.
Depuis des temps immémoriaux, la plupart des activités économiques, sociales, culturelles, voire religieuses, utilisent l’eau en quantité et en qualité appropriées à leur usage. Lorsque les ressources en eau, eau de surface ou eau souterraine, sont suffisantes, les besoins peuvent être aisément satisfaits. Si tel n’est pas le cas, l’eau qui, par nature, est le siège d’inévitables conflits, petits ou grands, devient l’enjeu d’une compétition exacerbée par la pénurie, compétition d’autant plus sévère qu’elle peut être vitale, quelle que soit l’échelle géographique.
Une ressource naturelle précieuse comme l’eau doit donc faire l’objet d’une gestion, quantitative et qualitative, efficace, exigeante dans ses objectifs, pragmatique dans ses moyens : il faut non seulement que soit performante la gestion spécifique de chaque usage industriel, agricole et urbain, mais aussi qu’entre ces divers usages s’instaure un équilibre harmonieux et évolutif.
La gestion de l’eau implique un très grand nombre d’acteurs publics et privés, en charge d’intérêts territoriaux ou sectoriels différents, souvent contradictoires, toujours indépendants, qu’il convient de concilier. Cette interdépendance crée une solidarité de fait, ce qui appelle de la part de tous une coopération multiforme, technique, financière et, bien entendu, institutionnelle qui, du niveau local à l’échelle régionale et globale, prend des formes originales en fonction de ses conditions géographiques et historiques, des cultures et des traditions.
3. Eau et civilisations
C’est au bord des rivières et des lacs, à proximité de sources et de points d’eau que se sont le plus souvent implantées les populations et que se sont installées les villes ou les communautés rurales. Elles y bénéficient en effet de possibilités d’approvisionnement en eau, d’irrigation, de navigation, de production d’énergie hydraulique, … avec une terre alluviale fertile favorisant l’agriculture et l’élevage.
Là ont fleuri de brillantes sociétés souvent qualifiées, à juste titre, de civilisations hydrauliques portant le nom des vallées fluviales où elles se sont épanouies.
Ainsi est-il admis que la civilisation égyptienne fut la civilisation du Nil, l’assyrobabylonienne ou mésopotamienne fut la civilisation du Tigre et de l’Euphrate, l’hindoue est la civilisation de l’Indus, et la chinoise est la civilisation du Huang-Ho. Les civilisations d’autres périodes historiques plus récentes, qui ont eu un impact social important, sont également nées autour de points d’eau majeurs ; tel est le cas des civilisations précolombiennes le long des vallées fluviales du Pérou et d’Amérique centrale, de la civilisation khmère sur les rivages du Mékong, de la civilisation de l’Elam, ou Susiane, des bords du fleuve Dez dans le sud-ouest
iranien, de la civilisation de l’Helmand le long du fleuve du même nom, situé entre l’actuel Afghanistan et l’Iran, etc. Quant aux civilisations arabes, nées dans des zones désertiques, elles se sont développées à partir d’oasis aux riches points d’eau pour ensuite migrer vers les eaux plus abondantes des vallées fluviales.
Lorsqu’une communauté s’était installée autour d’un point d’eau ou dans une vallée, le besoin se faisait sentir d’un minimum de contrôle sur ces eaux afin de satisfaire la demande et d’assurer une distribution équitable tant entre différentes utilisations qu’entre différents usagers. Tous les systèmes de droit des eaux trouvent leur origine dans ce besoin. Leur développement, leurs caractéristiques et leur persistance ont varié en fonction de divers facteurs tels que les conditions géo-physiques et climatiques locales, la situation socioéconomique, la capacité de gestion ainsi que les croyances religio-philosophiques des populations concernées.
Dans les régions où l’eau était abondante, ce contrôle s’est exercé essentiellement dans le but de prévenir et de combattre les effets nuisibles des eaux, l’érosion, les inondations, par des mesures comme la bonification des terres, la consolidation des berges, la construction et l’entretien de digues. Dans les régions où l’eau était rare, ce contrôle s’est orienté vers la conservation de la ressource et une distribution adéquate du peu d’eau disponible ; là, les réglementations des eaux se sont montrées plus détaillées et plus restrictives. Il y a lieu de souligner qu’à l’origine de ces réglementations était généralement présent le caractère religieux de l’eau, en qualité soit de don ou de récompense, soit de punition émanant de la Nature, de Dieu ou des dieux.
La somme considérable d’efforts nécessaires pour assurer le contrôle des eaux obligeait la communauté entière à travailler pour un but commun et, en conséquence de cette communion d’efforts en matière hydraulique, un pas décisif a été fait vers la promotion de cette communauté au statut d’État. En fait, cette promotion s’est réalisée grâce à une action conjointe de défense et de culte divin. Les civilisations hydrauliques ont eu besoin d’une autorité pour planifier les ouvrages, superviser leur exécution et veiller à leur bon fonctionnement. Une telle coercition n’a pu exister que grâce à une réglementation des eaux élaborée et mise en œuvre par une autorité administrative compétente et respectée.
Par ailleurs, cette quantité d’efforts requise pour que les activités de mise en valeur et de conservation des ressources en eau soient une réussite est un facteur important dans la détermination et l’orientation de l’organisation socio-économique, ainsi que dans la croissance des civilisations hydrauliques.
Il faut également souligner que le développement et la croissance des grandes civilisations hydrauliques ont été étroitement liés au degré d’efficacité des contrôles de gestion, administratifs, religieux et juridiques, imposés sur l’utilisation des eaux ; à l’inverse, une conscience réduite de l’importance de la gestion des eaux a souvent été la cause une des causes principales de la décadence ultérieure et, parfois, de la disparition de ces mêmes civilisations hydrauliques. Un exemple typique est la disparition de la civilisation mésopotamienne suite à une réduction des contrôles administratifs sur les canaux qui se sont alors envasés. De même, tout au long de l’Histoire, l’intervention d’envahisseurs et de guerres qui ont démoli les ouvrages hydrauliques et compromis la gestion des eaux en place, a causé la disparition de certaines civilisations. Un triste exemple fut celui de la destruction des ouvrages de retenue sur le cours inférieur de l’Helmand au sud de l’Afghanistan par Tamerlan au XIVè siècle, ce qui a entraîné la disparition de la communauté de la vallée et la désertification de cette région. De nombreux autres exemples similaires existent, tels que la destruction des aqueducs romains par les Barbares.
Les exemples historiques évoqués précédemment sont riches d’enseignement en ce qui concerne l’eau et l’éthique.
4. Plus près de nous
Depuis 150 ans, le monde a connu une série continue d’évolutions considérables, qu’on peut même qualifier de révolutions, liées au progrès scientifique et technique. La révolution des transports commencée au XIXème siècle et beaucoup amplifiée au XXème siècle par de nombreuses inventions, a prodigieusement raccourci les distances, réduit les délais, rétréci la planète, rapproché les populations réparties sur tous les continents.
Cette première révolution a été prolongée par celle de la communication, de la diffusion de l’information et de l’expansion de l’audiovisuel : en effet l’image est un langage universel immédiatement accessible et immédiatement compris par tous à l’échelle internationale. Nous sommes entrés la mondialisation avec une civilisation numérique, dématérialisée, où l’espace s’est raccourci et le temps ne cesse de ’accélérer.
Aujourd’hui, ce développement prodigieux des sciences, des techniques et des technologies dans tous les domaines, en particulier dans celui de la communication, bouleverse la vie économique, sociale et culturelle dans le monde entier, à tel point que le climat de la planète se trouve lui-même affecté par les activités anthropiques, avec un réchauffement significatif, une évolution de la pluviométrie, une augmentation de la fréquence et de l’intensité des phénomènes hydro-météorologiques extrêmes : inondations, sécheresses, tornades, … et toutes les conséquences que cela comporte.
Or le grand cycle de l’eau, actionné par l’énergie solaire et la force de gravité, se situe au cœur même du fonctionnement du système climatique. La gestion de cette ressource vitale devient donc désormais encore plus complexe, sensible et stratégique pour l’avenir de l’Humanité.
Ainsi le changement climatique en cours pose aux sociétés humaines d’aujourd’hui un triple défi d’ordre éthique :
- Interdépendance et solidarité à l’échelle planétaire, entre les pays industrialisés et les pays émergents, les plus émetteurs de gaz à effet de serre, et les autres pays, notamment les plus démunis, qui sont souvent fortement affectés par les manifestations de ce phénomène,
- Interdépendance et solidarité nationale et locale, entre les diverses catégories sociales, prenant particulièrement en considération les plus vulnérables, les plus fragiles (enfants, personnes âgées ou handicapées, …), et les plus pauvres, compte tenu de l’écart grandissant partout avec les plus riches,
- Interdépendance et solidarité entre les générations, celles d’aujourd’hui qui exploitent de façon immodérée les ressources naturelles, non seulement l’eau, mais aussi les réserves d’énergies fossiles accumulées depuis des millions d’années, et celles de demain, qui ne peuvent pas voter, mais qui subiront les lourdes conséquences de ces excès pendant les siècles à venir.
5. Conclusion pour le futur
Après ce regard rétrospectif sur quelques grands épisodes qui ont marqué l’eau et l’éthique dans le monde jusqu’à l’époque contemporaine, il est naturel de s’interroger sur l’avenir … sans pour autant avoir de réponse assurée. Car l’histoire, dans le domaine de l’eau comme dans tous les domaines, n’est certainement pas programmée d’avance : la contingence, si importante en matière d’éthique, y a une part considérable qui se joue des prévisions les plus
raisonnables.
Néanmoins l’analyse historique permet de dégager du présent, à la lumière du passé, quelques lignes d’évolution qu’il reste loisible à chacun de prolonger utilement, en adoptant et en promouvant des attitudes et des comportements éthiques.
C’est dans cet esprit que, en tant que centre de réflexion et de proposition pluridisciplinaire, intersectoriel, prospectif et international sur la gestion de l’eau, l’Académie de l’Eau a pris pour devise la très belle citation du célèbre philosophe français, Gaston Bachelard : « L’eau est le miroir de notre avenir ».1
1 Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves ‐ Essai sur l’imagination de la matière (1942), éd. Le Livre de
Poche, coll. Biblio Essais, 1993
Autres articles
« Dénouer les liens idéologiques entre éthique, environnement, science et croissance » par Jean-Luc Redaud, membre de l’Académie de l’Eau et ingénieur général honoraire des ponts, des eaux et des forêts.